Portrait d’Héloïse : artiste, mère et yogini

Sous le pantalon en molleton marine et le pull gris, il y a une petite fille au regard bleu, mèches de cheveux blonds qui lui barrent le front. Elle est en colère. Elle veut sortir de l’appartement du rez-de-chaussée, traverser la cour où on ne joue plus depuis que les voisins trouvent qu’on fait trop de bruit. Elle veut courir au parc, respirer la terre et toucher le vert des yeux. Elle se hisse en haut de l’escalier, crie, s’effondre et plus personne ne rit. Ni le père, ni la mère, ni la grande sœur, ni les deux grands frères. Plus tard, le docteur posera un diagnostic : spasme du sanglot. Lorsqu’elle se réveille, elle ne se rappelle pas. « Ni douleur, ni rien ». Pourtant « rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme », disait Lavoisier. Ce qui ne teinte pas l’esprit habite le corps.

Héloïse dessinera ses contours, des lignes d’horizon et des lignes de fuite. Des failles parcourront les murs ; parce qu’elles ne rompent pas, elles les renforceront. Elles dessineront un motif complexe, pareil à la grande spirale qu’elle a peinte : des dessins jaune et orange sur fond bleu tranché où s’entremêlent des miniatures d’asana. Des petits bonshommes, la tête en bas, les jambes en l’air, défiant les lois de la gravité. Des silhouettes imbriquées les unes aux autres qui forment un plus large motif façon wax, ce tissu produit en Angleterre ou aux Pays-Bas, puis porté à Cotonou ou à Ouagadougou.

Héloïse est un peu de cela. Elle est la petite fille d’un ministre béninois. Elle est une jeune femme à la tête froide, partie au Mexique avec une amie à dix-sept ans après avoir vendu le saxophone qui ne lui servait plus. Elle est une mère, une peintre, une amoureuse, une professeure de yoga. La preuve, par la mesure, que tout est lié. Ce qui semble inconciliable trouve toujours « une base commune».

On rêve souvent les vocations en épiphanies alors qu’elles sont des lames des fonds. Elles dérivent à la croisée des chemins. À vingt-six ans, Héloïse suit encore les pistes de son enfance. Les longs voyages l’été – « j’avais des parents professeurs de français » – l’Espagne et le Portugal. Étudiante à l’école des Beaux-Arts, elle atterrit à Rennes « par hasard », parce qu’ils l’avaient choisie. Lorsqu’elle ne peint pas, elle rêve de voyages. Pendant l’été 2007, elle découvre l’Inde, y restera trois mois. Quelques jours à Pondichéry chez une cousine. Puis elle part seule, quitte les plaines du Tamil Nadu, traverse les plateaux à thé de Munnar et de Periyar, et rejoint un petit centre culturel tenu par une Française excentrique près d’Allepey. Là-bas, elle apprend les rudiments du kalaripayattu, « un très bel art martial », pratique le mohiniattam, une danse traditionnelle « très dure », et découvre le yoga aux côtés d’un homme « tranquille et généreux ». Il a parcouru l’Inde pendant dix ans, étudié dans différents ashrams. Il agrège le meilleur de ses pérégrinations. Ensemble, ils pratiquent plusieurs fois par jour, démarrent tôt le matin quand les couleurs éclatent dans les premiers rayons du soleil. L’énergie qui l’envahit alors n’est pas juste celle d’un corps en mouvement, de muscles bandés, elle est la somme de tout ce qui l’entoure. Humains, animaux, végétaux. Quand le professeur invite ses élèves dans son village natal, Héloïse marche le long de la rivière jusqu’à une cascade et découvre sa maison : « des murs avec presque rien ». Il saisit une médaille accrochée en hauteur dans un coin sombre, reçue pour avoir enseigné le yoga à des personnes très pauvres. Il était alcoolique. Lorsqu’il a perdu son frère, « c’est le yoga qui l’a sauvé ».

À la fin de l’été, Héloïse retourne à Rennes, aux Beaux-Arts, où elle étire ses peintures sur de grands formats qu’elle travaille genou à terre. Sélectionnée avec six autres étudiants pour exposer ses œuvres à Séoul, elle se réjouit mais trouve le monde de l’art trop étriqué,« avec beaucoup de jugement ». On l’imagine adolescente dans les rues de Londres ou de New York, écoutant People are Strange des Doors, convaincue qu’en certains endroits, il est plus simple d’être différent. Elle reprend ses cours de capoeira, se blesse en « faisant un mouvement très simple ». Première grosse opération, on lui retire plus de 50 % du ménisque. Elle perd en mobilité – le regard des autres change – elle ne peut plus peindre comme elle l’a toujours fait. Au même moment, elle traverse une période difficile dans sa vie amoureuse. 

Héloïse se rend à l’ARAY[1], reprend le yoga sans le cri des singes et l’odeur du vent, le parfum alcalin de la fiente de bœuf séchée dont on parsème le sol en Inde, pour purifier. Le yoga devient une passion et une nécessité. « Cela m’a sauvée d’une blessure existentielle. J’ai trouvé ça très beau et j’ai eu envie de le transmettre. »

Héloïse retrouve Paris – cette ville où elle ne vivrait plus, où elle aime pourtant revenir – et se forme pendant trois ans à l’EFAY[2]. Le yoga est peut-être la fenêtre qu’elle cherchait, petite fille intranquille, contemplant la grande mosquée de Paris à l’heure de la prière du vendredi, les couleurs des djellabas, les silhouettes d’hommes, de femmes voilées, non voilées, et les mouvements des bustes qui se soulèvent.

Dans la vie d’Héloïse il y a le grand-père, Georges Gavarry. L’homme complexe, généreux, volubile. Un homme caravane – un peu encombrant – et qui l’habite encore après toutes ces années. Il est mort quand elle avait six ou sept ans. Elle s’en rappelle parce qu’il la faisait rire, « beaucoup ». Sa famille se souvient plutôt de ses colères. Georges Gavarry donc, homme de voyages et de diplomatie, qui déplaça femme et enfants jusqu’en Nouvelle Calédonie. Il y eut le Niger, où sa femme mena un combat de titans contre le sable qui avalait tout. Le Bénin, Cotonou. Il y anima le club « Rencontre », première manifestation du genre où chaque semaine, des Européens et des Africains se retrouvaient pour débattre de sujets d’actualité. À l’indépendance du Dahomey en 1960, Georges Gavarry fut naturalisé. Nommé Ministre des Finances du Dahomey indépendant, il œuvra au développement du port de Cotonou. Puis il rejoignit la France. Cet homme qui « aimait les arbres » acheta des forêts en Lozère et prit la tête d’une société immobilière. Ses prises de position, ses engagements sont pour Héloïse « une très grande fierté ». Quand elle trouva sa voie – le yoga – elle guetta les mêmes horizons, chercha les mêmes détours, comme on retournerait aux sources. 

Héloïse est convaincue que le yoga doit être accessible à tous. Il ne peut se limiter à quelques éclairés aux postures éclatantes. Elle veut contrer le vent de performance qui contraint les corps et obstrue les consciences. Intervenante au Pôle Associatif de la Marbaudais, elle y trouve plus de diversité – « au yoga, ça ne se mélange pas la plupart du temps » – et donne des cours à des gens du voyage.

Elle est comme ces taureaux ailés de Mésopotamie qu’elle se plaît à regarder. En eux, on voit la beauté d’un visage – traits harmonieux, yeux en amande et bouche ourlée, irrésistiblement humains – sur un corps de taureau et des ailes d’oiseau. Des êtres complexes, à la fois ciselés et massifs. Ils sont les gardiens du palais de Khorsabad. Et Héloïse aussi, pendant ses cours, est la gardienne des corps dont elle a la charge. 


[1] Association Rennaise d’Ashtanga Yoga

[2] École de Formation à l’Ashtanga Yoga